Les 1231 critiques de Thierry Bellefroid sur Bd Paradisio...

Le 7ème cri (Dick Herisson) par Thierry Bellefroid
« Le 7ème cri », une aventure de Dick Hérisson, par Savard. Chez Dargaud.

Un coup dans l'eau, pour Savard. Son histoire est cousue de fil blanc d'un bout à l'autre et il faut vraiment être de très bonne composition pour y croire. Déjà que les membres d'une même expédition victimes d'une malédiction, ça avait un petit côté « vu ailleurs », déjà qu'un album qui commence au Jardin des Plantes et qui sent le Tardi plus encore que les précédents, ça fait aussi « pas très neuf » (mais rendons justice à l'auteur : lorsqu'il a commencé son histoire, il ignorait tout du projet Tardi-Pennac qui allait commencer au même endroit que son histoire) et voilà que tout le scénario tient sur une astuce grosse comme un fil à linge. Déçu, que je suis. Si vous avez envie de gagner du temps, lisez les deux dernières pages, toute l'histoire y est condensée. Quand l'auteur explique l'ensemble de l'intrigue grâce à la réponse du héros à une question du genre « mais au fond, professeur, comment donc avez-vous deviné que... ? », c'est qu'il n'a pas construit un scénario mais un leurre. Ca donne forcément une quinzaine de cases indigestes où les personnages croulent sous le poids des phylactères en effectuant une activité prétexte. C'est le cas ici. Et moi, ça me gâche tout mon plaisir !
Un drame en Livonie par Thierry Bellefroid
« Un drame en Livonie », de François Rivière et Serge Micheli, adapté de l'oeuvre de Jules Verne, paru aux éditions du Masque, sous le label Atmosphères.

Entrer dans ce « drame en Livonie » n'est pas chose aisée. Premier album de Serge Micheli, peintre figuratif établi en Corse, cette Bande Dessinée propose une mise en page à l'abord confus et à la lecture complexe. La palette de couleurs, très criarde mais judicieusement exploitée, ajoute à la difficulté. Bref, un album dont le manque de lisibilité peut rebuter, surtout dans les quinze ou vingt premières pages. Les personnages se ressemblent, l'histoire requiert une attention soutenue, du moins au début. Bref, cette BD, il faut la mériter. Mais une fois qu'on accroche, on la lit jusqu'au bout sans un instant de lassitude, car le roman de Jules Verne adapté par François Rivière n'a pas pris une ride. L'histoire, inspirée d'un simple faits divers, nous montre comment un homme droit peut être désigné à la vindicte populaire par des apparences trompeuses (ça s'appelle une erreur judiciaire et ça arrive tous les jours !). Elle se déroule sur fond de luttes d'influence entre Russes et Allemands pour dominer la Livonie, actuelle Lettonie, ce qui permet à Micheli de donner toute la mesure de sa puissance baroque dans les décors et les ambiances slaves. On retrouve quelque part la démarche d'un Rabaté dans ce traitement pictural audacieux, même si le dessin des deux hommes ne se ressemble pas. Quant à l'adaptation réalisée par François Rivière, elle est à peu près irréprochable, faisant parfaitement oublier qu'il ne s'agit pas d'un scénario mis en images mais bien d'un roman transposé en BD. Les dialogues ne sont pas trop nombreux et les récitatifs se comptent sur les doigts d'une main, ce qui n'est pas évident pour restituer le climat d'un roman. S'il n'y avait cette difficulté à suivre l'histoire, que l'on doit avant toute chose au placement parfois fantaisiste des phylactères, ce serait parfait. Mais il s'agissait d'un coup d'essai. Les deux auteurs travaillent en effet à l'adaptation de 20.000 lieues sous les mers. Un autre morceau, puisqu'il s'agit là de faire oublier un roman que tout le monde a lu, ce qui n'était pas le cas de ce « drame en Livonie », quasi tombé dans l'oubli.
« Le triangle secret, tome 1 : Le testament du fou » par Didier Convard, Gilles Chaillet, Denis Falque, Christian Gine, Paul (pour les couleurs), André Juillard (pour la couverture) et Pierre Wachs. Chez Glénat

C'est un peu comme une super-production hollywoodienne : le casting seul doit vous couper le souffle. Vous avez lu le nombre de signatures qui ornent la couverture ? Et attention, il ne s'agit pas d'un livre de « sketches » assurés par les uns et les autres de manière indépendante. Les auteurs travaillent sur un seul scénario et se complètent ce qui, je crois, est une première et place d'emblée cet album dans la catégorie ODNI (Objets Dessinés Non Identifiés). Plus fort encore que Yann et ses Sales Petits Contes, Convard a donc eu l'idée de réunir quelques dessinateurs -dont certains sont loin d'être méconnus- autour d'un thème ardu : l'histoire d'une enquête sur le frère jumeau du Christ. Ca sent le souffre et les secrets jalousement gardés, les luttes de pouvoir intestines au sein de l'Eglise et la puissance aujourd'hui déchue des Templiers. Pour mettre tout ça en image, Convard a voulu employer ses dessinateurs en leur confiant à chacun une époque et des personnages propres. Cela devait tisser une vaste fresque historico-romanesque étalée sur deux mille ans, dont ce premier album dresse en quelque sorte l'inventaire. Denis Falque s'est vu attribuer la période contemporaine, Christian Gine, la période « Christique » et Pierre Wachs la période vaticane. Les autres dessinateurs sont des invités, comme Chaillet à qui Convard confie tout naturellement ici une digression moyen-âgeuse. Tout ça, c'est bien joli, mais qu'est-ce que ça donne, au-delà des bonnes intentions ? Eh bien derrière la belle idée, une constatation s'impose : on ne soigne pas tant quelques planches destinées à un album commun que ce qu'on fait pour une oeuvre en solo. C'est particulièrement vrai pour Denis Falque, le dessinateur du « Fond du Monde » dont le travail semble ici sans profondeur. Dommage, ce manque d'engagement des comparses de Convard rend la formule caduque. Et occulte au moins en partie les qualités réelles du scénario.

A l'instar du « Troisième Testament », « Le triangle secret » est en effet un scénario brillant. Peut-être un peu plus intellectuel, un peu moins aisé à pénétrer que celui de Dorrison et Alice. Il y a l'aspect historique lui-même d'abord, il y aussi toute l'approche rigoureuse de la Franc-Maçonnerie. Et en même temps, comme il se doit, s'y développe un côté thriller qui sied admirablement à ce genre d'ouvrage. On pense immanquablement au savoir-faire d'Umberto Eco qui ouvrit la voie avec le désormais classique « Nom de la rose » (signalons tout de même qu'ici, le thriller est situé dans la partie contemporaine du récit et non dans sa partie moyen-âgeuse) Bref, rien à redire. J'ai lu cet album sans rien savoir de ce que contenait le scénario. Et croyez-moi, j'ai très vite été accroché, même s'il paraît de prime abord un rien bavard. C'est ce qu'on appelle une histoire en béton. Dommage que l'alléchante liste de dessinateurs en couverture n'offre pas la qualité attendue, elle.
« Le passage de Vénus », tome deux. Par Autheman et Dethorey, avec la collaboration de Bergfelder et Bourgeon. Collection Aire Libre, Dupuis.

Difficile de ne pas être déçu par cet album quand on a, comme moi, tant aimé le premier. Ce triptyque était si prometteur. Son écriture si achevée et surtout, son « exécution » (le terme n'est pas choisi au hasard, ceux qui ont lu l'album du même nom, signé Dethorey, auront compris pourquoi) si parfaite que l'on y voyait d'emblée l'oeuvre d'une vie, tant pour le scénariste que pour le dessinateur. Et puis, il y a eu le méchant coup du destin, qui nous a enlevé Jean-Paul Dethorey. Fallait-il se priver des trente-six planches qu'il avait réussi à dessiner avant sa mort ? Sûrement pas et on ne peut que rendre hommage à Dupuis d'en avoir décidé la publication. Mais la décision de ne pas achever cette deuxième partie en soixante planches comme prévu est évidemment plus difficilement défendable. Privé de la fin prévue par son scénariste, le lecteur ne peut être que frustré. Expédiée en huit pages au lieu de 24, la conclusion bénéficie pourtant du coup de crayon d'un tout grand nom de la BD, qui a su assurer cette relève avec tact et intelligence. Le crayonné de Bourgeon publié tel quel est en effet stupéfiant de beauté tout en ne volant pas la vedette (ou la paternité) de l'oeuvre à Dethorey. J'avoue être resté sur ma faim et avoir refermé l'album avec un sentiment mitigé. L'impression qu'on est allé ni au bout d'une idée ni au bout de son contraire. Dommage, car sans publier le troisième et dernier album, Autheman aurait pu au moins achever le deuxième dans sa version initiale.

Reste que « Le passage de Vénus » est le véritable testament d'un très grand dessinateur et que la lecture de cet album montre à quel point, même miné par la maladie, Jean-Paul Dethorey a pu y exprimer l'étendue de son talent. Reste aussi, à ce jour, qu'il s'agit là de ce qu'Autheman a livré de plus abouti, de plus grave aussi, lui qui aime tant nous raconter des histoires légères, un rien acides, souvent irrévérencieuses. Avec son complice aujourd'hui disparu, Jean-Pierre Autheman avait su merveilleusement raconter sa vision du Siècle des Lumières PAR la lumière. Celle d'hommes -et d'une femme !- d'aventure et de passions. Pour toutes ces raisons, « Le Passage de Vénus » ne mérite pas de sombrer dans l'oubli. Parce qu'il constitue l'une de ces trop rares BD qui allient intelligence et esthétique. Même inachevée...
Igor, mon frère (Vlad) par Thierry Bellefroid
« Vlad », Tome 1 : par Griffo et Swolfs dans la collection Troisième Vague du Lombard.

La cohérence de la collection Troisième Vague s'affirme avec de plus en plus de clarté. Ce qui paraissait encore très confus lors de la première livraison (composée, pour rappel, de deux séries pré-existantes : Alpha et Capricorne) a depuis trouvé une véritable justification... ne fût-ce que commerciale. Au Lombard, on se félicite en tout cas des chiffres réalisés depuis la création de cette collection. C'est vrai qu'Yves Sente a réussi à sortir la BD-Lombard de placards qui sentaient dangereusement la naphtaline. Mais qu'on ne s'y trompe pas, si Troisième Vague regroupe des récits aux héros et au contexte modernes, il ne s'agit nullement d'un vivier de jeunes auteurs. Jugez sur pièces. D'abord, il y a eu les deux séries citées plus haut, déjà bien installées dans le paysage, et dont les auteurs n'étaient plus des inconnus (sauf peut-être Jigounov). Puis il y a eu IRS, Niklos Koda et Alvin Norge, des séries scénarisées ou dessinées par des auteurs présents dans le circuit depuis bien longtemps. Voilà que les rejoignent Griffo et Swolfs. On ne peut pas vraiment parler de « petits nouveaux » ici non plus. En clair, les auteurs Troisième Vague ont plutôt tendance à avoir vingt ans de métier ! Pourtant, fidèles à ce qu'ils ont ressenti comme un esprit d'écurie, les voilà qui « font » du Troisième Vague comme d'autres « feraient » du Vécu. Ca donne Vlad, un album que je considère comme l'un des plus réussis de la collection, même s'il véhicule pas mal de poncifs.

Vlad. Swolfs n'a pas dû se creuser beaucoup pour trouver le nom de son héros. Prenez un nom de ville russe et enlevez-lui la moitié. Vous obtiendrez un prénom de héros de BD tout à fait acceptable. A quand les aventures de « Nov », le héros qui rappellera « Novgorov », la ville où le KGB avait installé sa célèbre école ? Vlad, donc, est un ancien héros de l'armée... russe. Aïe. On sent qu'Alpha n'est pas loin. Quand une série marche, il y a toujours du monde qui se bouscule dans son orbite ! Va-t-on assister à une « alphaïsation » de Troisième Vague ? Le risque est là. Mais la lecture de cet album vous rassurera. Vlad est plus qu'un alibi pour promouvoir le succès de la collection. Contrairement à un certain Larry B Max (IRS) auquel je n'arrive pas à croire, ce Vlad semble crédible. Premier bon point : Swolfs a créé un personnage qui, pour outrancier qu'il soit, peut exister. Second bon point, un scénario solide, même s'il n'est pas d'une originalité renversante. Le coup du frère jumeau qui cache une sorte de négatif du héros, l'industrie du cinéma en 3-D complètement aux mains de la mafia russe, l'organisation internationale aux pouvoirs illimités, tout ça fonctionne plutôt bien. Pour le reste, c'est davantage l'action qui est le fil conducteur et l'assurance contre l'ennui du lecteur. Quant à Griffo, il semble moins à l'aise dans la Russie futuriste que dans la Venise de Giacomo C. Les couleurs sont moins soignées (même si l'on sent qu'il y a ici une volonté de ne pas céder à l'esthétisme) et les décors en général sont moins réussis que dans d'autres travaux récents (comme La pension du Dr Eon) Mais son Vlad est animé du même souci de crédibilité et il ne s'en sort pas trop mal. Reste la talon d'Achille de l'ensemble. Tout cela est très attendu et conventionnel. A tel point qu'on a presque froid dans le dos quand Yves Swolfs déclare dans le dossier de l'album que ce qu'il aime de plus en plus dans ses histoires, c'est de « travailler » la psychologie de ses héros. Où est la psychologie de Vlad ? Où est cette fêlure que son auteur se vante d'avoir voulu restituer ? Il n'y a aucune honte à faire de la série B honnête. Mais dans ce cas, il faut assumer. La lecture de Vlad est plutôt agréable. Elle repose sur un certain nombre de recettes que Swolfs a appris à gérer « en routier de la BD » et que Griffo restitue avec le même professionnalisme. N'empêche. On attendra la suite pour voir s'il y a lieu de parler de « psychologie de personnages ».
Une chanson douce (Miss) par Thierry Bellefroid
« Une chanson douce », tome deux de la série Miss, par Philippe Thirault, Marc Riou et Mark Vigouroux. Paru aux Humanoïdes Associés.

Et revoilà notre trio de Français avec un nouvel album à la hauteur des espérances que le premier avait suscitées. Je dirais même qu'il m'a semblé meilleur que « Bloody Manhattan », car les deux héros sont maintenant connus et Philippe Thirault peut aller plus vite au coeur du sujet. Le coeur du sujet, en l'occurrence, c'est d'abord la descente aux enfers de Nola et Slim (surtout de Nola, d'ailleurs), confrontés à une violence quotidienne d'une exquise banalité. C'est aussi la rencontre entre Nola et sa mère, deux femmes fragiles et vénéneuses que le destin va rapprocher pour un court moment. Les personnages ont une hargne qui fait plaisir à voir et se complaisent toujours avec autant de bonheur dans l'amoralité. On ne peut même pas compter sur ceux qu'on aime, Nola en fait ici la cuisante expérience.

Au milieu de tout ça, se baladent le trait des deux Marc (enfin, de Marc et de Mark, puisque ces messieurs ont la coquetterie de ne pas porter tout à fait le même prénom) et les couleurs toujours très cohérentes de Scarlett Smulkowski. Des visages taillés au couteau, de la grisaille à revendre et des décors qui, bien que minimalistes, restituent toute la froideur du récit. Et puis, il y a ce qui distingue Miss des autres BD noires et violentes qui inondent le marché : une écriture magnifique, subtile, fluide et cinglante à la fois. Philippe Thirault a un talent pour les dialogues et les voix-offs. Si vous en doutez encore, lisez les deux Comix parus au Cycliste (« Mes voisins sont formidables » et « Un bon plan de chez bon plan »), deux petites perles noires dessinées par Sébastien Gnaedig qui n'est autre... que le directeur des Humanos himself. CQFD .
La balançoise hantée (McCay) par Thierry Bellefroid
Mc Cay, volume 1 : « La balançoire hantée », par Thierry Smolderen et Jean-Philippe Bramanti. Chez Delcourt.

Jean-Philippe Bramanti était l'homme qu'il fallait à Thierry Smolderen pour réaliser un projet aussi ambitieux : raconter la biographie romancée de Winsor Mc Cay, le créateur de Little Nemo, l'un des hommes par qui est née la BD moderne. Bramanti s'intéressait déjà au monde de Little Nemo avant cette rencontre. Et Smolderen, lui, avait réalisé un roman découpé en six chapitres sur la base de la vie de Mc Cay. A deux, ils se lancent dans cette entreprise en 1993. Bramanti est à peine sorti de l'école et n'a jamais rien publié. Sept ans plus tard, il accouche de ce premier volume magnifique, au dessin faussement naïf. Son premier album. Un album au propos réellement passionnant. Pourquoi ? Parce que Smolderen ne se contente pas de raconter la vie de Mc Cay, ni sa carrière. Passionné par le dessin et la perspective, passionné par l'Histoire elle-même -comme le prouvent les sources dont il s'est servi et le foisonnement de détails qui jalonnent cet album- le scénariste s'intéresse aux rencontres qu'a pu faire Mc Cay et à l'influence qu'ont pu avoir sur lui certains de ses contemporains visionnaires. Parmi eux, son professeur de dessin, le professeur Goodison, qui lui apprend l'espace tridimensionnel de manière expérimentale et intuitive. Ou encore le mathématicien Charles H. Hinton, qui explore quant à lui la pensée en 4-D. Tout cela est captivant, extrêmement bien documenté, superbement rendu par un dessinateur au style dépouillé qui maîtrise bien une palette volontairement réduite de couleurs. Et surtout, cette bande dessinée n'est ni académique, ni didactique, ni sévère. Tout simplement un magnifique album !
Elle (Fée et Tendres Automates) par Thierry Bellefroid
Fée et tendres automates, tome 2 : Elle. Par Béatrice Tillier et Téhy. Chez Vents d'Ouest.

Quatre ans après un très beau premier album, Jam est de retour. Avec son bras arraché, cet automate amoureux fou d'une jolie fée inachevée par son créateur (elle a été ravie par les hommes avant qu'on lui mette une bouche, dernier détail manquant de son anatomie) promène son spleen sur un monde cruel et destructeur, celui des humains. D'emblée, ce qui frappe, c'est la mise en page et le découpage très nerveux de cet album. Il faut dire qu'il s'ouvre avec des scènes d'action qui démentent presque le titre de la série et le rapprochent à certains moments davantage du manga que de la tradition française. Mais que les lecteurs du premier album se rassurent. L'allégorie qui sous-tend cette histoire est toujours aussi forte et oppose l'innocence à la cruauté, la poésie à la violence avec plus de talent encore. On pourrait craindre pareil manichéisme. Mais Téhy arrive à toucher le lecteur avec ses personnages caricaturés à l'extrême et nous amène sans en avoir l'air à réfléchir sur notre monde avilissant. L'histoire d' « Elle » pourrait être celle de n'importe quelle petite fille enlevée à ses proches pour être livrée en pâture aux appétits sexuels et vénaux de réseaux plus ou moins obscurs en cheville avec un pouvoir despotique. L'intérêt de « Fée et tendres automates » est justement de se servir d'un « conte de fées » pour jouer sur tous ces éléments et nous faire passer sans crier gare du rêve à l'aventure ou de l'allégorie à la légende. « Elle » est donc un album réussi, même si je le trouve un rien moins convaincant que « Jam », le premier du futur triptyque que « Wolfgang Miyaké » viendra conclure. Le dessin de Béatrice Tillier est très beau.
« Les mémoires mortes, tome 1 : Feu destructeur », par Denis Bajram et Lionel Chouin. Aux Humanoïdes Associés.

Bajram se multiplie, se démultiplie même, sans que ça nuise nullement à sa production. Il faut dire que pour cette nouvelle série de SF, il a décidé de ne pas dessiner. Amusant de voir comment un dessinateur (« Cryozone », sur scénarios de Cailleteau) est devenu son propre scénariste (« Universal War one ») avant de finalement devenir le scénariste d'un autre dessinateur. Il faut dire que quand on parle deux minutes avec Denis Bajram, on s'aperçoit que ça fourmille d'idées sous sa barbe. Il n'a sans doute pas fini de nous surprendre, d'autant que, entier comme il l'est (certains internautes habitués du forum de ce site le savent), il défend toutes ses créations becs et ongles. Il ne devrait pas avoir de mal à imposer celle-ci. Cela tient-il à l'éditeur qui publie ces « mémoires mortes » ? Sans doute au moins en partie. Toujours est-il que cet album apparaît comme le plus charpenté et le plus « adulte » de Bajram à ce jour.

Tout part d'une vision, magnifiée par le dessin de Lionel Chouin : New York, après un cataclysme, revenue aux temps moyen-âgeux, avec des villages établis en haut des gratte-ciel à moitié dévastés. Ouvrir ce livre, c'est plonger d'emblée dans cette vision. On le fait même avant, en contemplant attentivement la couverture. Disons-le tout de go : sans ce choix, c'est toute l'originalité et l'attrait de l'histoire qui seraient remis en cause. D'abord parce que le scénario repose sur cette organisation géographico-sociale. Des ponts relient les tours entre elles. Depuis quelque temps, les villages sont attaqués un à un. Comment se protéger des barbares ? En rendant les tours indépendantes les unes des autres, au moins pendant la nuit. Mais c'est compter sans le traître qui se cache au sein même du village. Pour le reste, un peu de sorcellerie, des anges aux pouvoirs terrifiants, et des « visions » qui ne sont pas encore expliquées dans ce premier tome complètent le tableau de base. Des entités inconnues se réincarnent dans des corps d'enfants, le mystère est entier et surtout, plane sur tout ça un dessin puissant et un découpage très soigné qui ont des petits airs de ressemblance avec le travail de Xavier Dorrison et Alex Alice. Ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard. Les observateurs se souviendront que les deux jeunes auteurs remerciaient Bajram au tout début du premier tome du « Troisième Testament ». (Alex Alice remettait ça en première page de l'adaptation BD de Tomb Raider, dessinée par Fréon, le coloriste des « mémoires mortes ») Tout ce petit monde se connaît, s'observe, s'apprécie. Et réalise de très bonnes choses. C'est clair que « Le Troisième Testament » est déjà une référence, en deux albums à peine, et que lui ressembler sans le copier est plutôt un gage de réussite. Vous l'aurez compris, « Les mémoires mortes » a tout pour devenir une bonne série. On regrettera juste de devoir passer par l'inévitable mise en place d'un premier album qui laisse le lecteur avec ses interrogations. Mais c'est devenu tellement courant que si on s'arrêtait à ça, on ne lirait plus grand chose.
Cotton Kid N°2 : charivari dans les bayous. Par Pearce et Léturgie.

Je me souviens avoir réellement craqué d'emblée pour Cotton Kid. Le premier album était parfait : un héros espiègle et fédérateur, une aventure drôle et traitée sous la forme du pastiche, beaucoup de rythme, tout y était. Le genre de BD qu'on referme en se disant « pourvu que ça dure ».

Eh bien, rassurez-vous, ça dure ! Ce deuxième Cotton Kid vaut au moins le premier. Je serais même tenté de dire qu'il est meilleur. Moins référentiel, moins « Lucky Luke en petit format », il s'agit d'une excellente histoire drôle pour tous les âges. On y retrouve l'humour très visuel déjà développé par Léturgie dans le premier album mais aussi dans « Spoon & White », la série qu'il anime dans la collection Humour Libre de Dupuis avec son fils au dessin. On y retrouve aussi un univers complet, celui des bayous, que l'auteur a su exploiter jusqu'à la moelle. En effet, les personnages secondaires sont aussi folkloriques qu'authentiques, ne serait-ce que par la maîtrise de leur délicieux dialecte (ce qui n'empêche nullement de les comprendre...). Evangéline, sorte de faire-valoir de Cotton Kid au féminin, est particulièrement réussie. Mais le crocodile Lafayette lui vole souvent la vedette. Et les joueurs professionnels ont, comme l'avaient si bien les personnages du premier album, un côté « très Morris » qui prolonge l'effet décalé produit par le dessin de Pearce. A croire que Léturgie avait envie de continuer l'aventure avec Lucky Luke, mais sans Lucky Luke. On ne peut que lui donner raison. Il est bien plus inventif et bien plus drôle qu'à l'époque où il scénarisait le lonesome cow-boy. Et dire que le tome trois est déjà annoncé pour octobre 2000. Ca c'est de la production.
L'engrenage (Le tueur) par Thierry Bellefroid
« Le tueur N°2 : L'engrenage », par Jacamon et Matz, chez Casterman.

Sans publicité tapageuse, sans campagne marketing, « Long feu », le premier album de cette série, s'est vendu à plus de dix mille exemplaires. Pour deux auteurs qui sortent à peu près de nulle part (les collaborations de Matz avec Chauzy n'ont pas été à proprement parler des best-sellers), c'est déjà un tour de force de réussir à s'imposer par le bouche à oreille. Il faut dire que leur tueur a beaucoup pour plaire : une véritable personnalité, des origines en marge de ses habituels congénères de polar (pour rappel, c'est un ancien universitaire qui a préféré gagner sa vie en refroidissant son prochain plutôt qu'en travaillant), un ton qui s'exprime dans l'écriture et un dessin efficace. Inutile de dire que le deuxième album constitue à ce niveau une sorte de test que les auteurs n'ont pas le droit de louper.

Dès la première page, tout le talent de Luc Jacamon s'impose. En deux images, il a planté une ambiance, il nous replonge dans l'univers de « son » tueur. Le dessin en couleur directe profite de l'exil du héros au Venezuela pour donner toute sa mesure et se noyer de lumière. Le travail sur les ombres est magnifique dans les pages qui suivent -et même dans tout l'album. Presque inexistant à l'encrage, il s'exprime uniquement par la couleur, un peu à la manière de Ferrandez. Avec l'audace en plus, lorsqu'il s'agit de donner une « couleur » propre à une scène, à une ambiance. Les scènes d'action sont plus saisissantes de vérité que jamais et alternent parfaitement avec le côté plus statique (et surtout moins lumineux) de la partie parisienne, constituée à la fois de flash-back et de la suite de l'histoire. Le découpage est intelligent. Meilleur exemple : les pages où le tueur retrouve son protecteur, l'avocat de la Streille et où les auteurs ponctuent la conversation des deux hommes de flashes sur le meurtre perpétré juste avant, au Venezuela. Vraiment, le traitement graphique de ce deuxième album n'a rien à envier à celui du premier.

Et l'histoire ? Toujours aussi bien charpentée, toujours aussi bien racontée. Le principe de la voix-off sur lequel repose tout le premier album en huis-clos se poursuit ici de manière moins systématique. Mais les deux petites phrases de la première page montrent bien toute l'efficacité du procédé, surtout lorsqu'on le maîtrise comme le fait Matz. Soucieux de crédibilité depuis le départ de la série, les auteurs nous emmènent dans un monde où chacun est à sa place. Impossible de dire si le tueur est vraiment antipathique. Il a ses propres motivations, sa propre morale et ses avis sur le monde qui ne sont guère recommandables. En même temps, il a une gueule de « Monsieur Tout le monde », il et il a ce je ne sais quoi de presque sympathique qui fait qu'on ne peut pas le détester. Il a surtout de l'épaisseur. Et si l'on doit retenir quelque chose de la façon dont Matz nous raconte sa vie depuis deux albums, maintenant, c'est cette volonté d'aller loin dans la « matière » de son personnage et d'éviter les clichés. Assurément, le cap du deuxième opus est passé avec brio !
« Le lys noir, tome Un : Le jardin des âmes », par Brice Goepfert, dans la collection Vécu, chez Glénat.

Réalisée en solo par le dessinateur du « Fou du Roy », cette nouvelle histoire de l'Histoire colle parfaitement à l'esprit de la collection Vécu. Le contexte, la Chine de 1900, la révolte des Boxers. Les héros, des soldats français -un surtout-, qui tentent de sauver leur vie et de déjouer les complots. Car dans chaque camp, il y a des bons et des mauvais. Des Français trafiquent l'opium et des Chinois se dévouent corps et âme pour l'occupant.

Pour le moins, on peut dire que Brice Goepfert s'est documenté avant de se lancer dans l'aventure. Qu'il s'agisse des décors et personnages ou de l'histoire de cette période agitée de la Chine, il ne laisse pas grand chose au hasard. Le défaut de ce genre de précision historique étant de briser le souffle épique donné aux personnages. Il y a en effet un peu trop de dates et de précisions historico-didactiques dans ce premier épisode. Les personnages sont très manichéens -le méchant a vraiment une gueule de méchant, un peu à la Olrik- et les situations un rien exagérées mais l'ensemble tient la route. Peut-être parce que Goepfert s'est attaqué à une période peu dessinée jusqu'ici, qui suscite facilement la curiosité du lecteur. Certaines erreurs de découpage rendent toutefois la lecture difficile. Quant au dessin, inutile de s'attarder sur ce qui est un pur produit de l'écurie Vécu, on aime ou on aime pas, mais il faut dire que d'un bout à l'autre de cette collection, on retrouve une cohérence graphique. Le choix des couleurs me fait en revanche davantage penser à Giardino, à qui Goepfert emprunte d'ailleurs son personnage principal. Comment ne pas penser au célèbre Max Fridman en voyant l'ami Joseph Dutertre, surtout en haut de la planche 44, lorsqu'on le voit en civil, avec un feutre mou sur la tête. La ressemblance est troublante. Peut-être Brice Goepfert doit-il encore se forger une véritable personnalité artistique...
Lova Intégrale (Lova) par Thierry Bellefroid
... ou plutôt de relire « Lova », par Servais. Intégrale parue dans la collection Aire Libre des éditions Dupuis.

Il y a bien longtemps, « La Tchalette » a été un de mes livres de chevet. Puis il y a eu « Silence » de Comès et j'ai commencé à m'éloigner de Servais que je trouvais moins adulte, plus léger. Les albums du cycle « Tendre Violette » ont bien failli me réconcilier avec l'auteur de l'actuelle série « La mémoire des arbres ». Mais c'est finalement « Lova » qui y est arrivé. Ces deux albums aujourd'hui réunis en intégrale que je n'avais plus relus depuis au moins cinq ans sont à ce jour ce que cet Ardennais a livré de mieux. Reprendre le chemin de cette forêt de Merlanvaux fut un plaisir et m'a permis de m'apercevoir que cette BD n'avait pas pris une ride. Aussi, même s'il ne s'agit pas à proprement parler d'une nouveauté, ai-je envie d'en dire quelques mots dans cette rubrique à l'attention des plus jeunes qui auraient loupé cette parution à l'époque.

Dans « Lova », Servais aborde avec une pudeur et une finesse parfaites un thème pourtant éculé, celui de l'enfant-loup. D'abord en ne faisant pas commencer son récit à la découverte de l'enfant ou même à son accueil par la meute mais bien à sa prime enfance parmi les hommes. Lova est une petite fille comme les autres, et sa disparition n'intervient qu'après une série d'événements plus ou moins importants sur lesquels l'auteur prend le temps de s'attarder. Ensuite, il y a le contexte presque policier dans lequel Servais a inséré son histoire, et dont le dénouement n'intervient que dans les toutes dernières planches. Enfin, il y a ce souci de réalisme qui a poussé l'auteur à jalonner son récit de théories, de personnages, de lieux avérés. A aucun moment, cette BD ne cède à la facilité des clichés. A aucun moment, le lecteur ne peut être tenté -comme trop souvent c'est le cas- de la refermer en se disant : tout ça n'arrive que dans les histoires. Servais ne s'est attelé à cette bande dessinée que muni d'une solide connaissance de son contexte et cela se sent. Mais il a su éviter en même temps d'être trop scientifique ou didactique. Lova est avant tout une très belle histoire humaine et romanesque, dessinée avec toute la rigueur qu'on connaît à Servais lorsqu'il aborde des lieux comme la forêt ou des thèmes comme le rapport à la nature ou à l'animal. Défenseur des loups, il a su aussi éviter le plaidoyer brutal et diluer son parti-pris dans un récit charpenté au réalisme parfaitement saisissant. S'il faut retenir un album de sa déjà longue carrière, pour moi, c'est celui-là.
Shenzhen par Thierry Bellefroid
« Shenzhen », par Guy Delisle, à L'Association.

« Si un jour je mets toutes ces anecdotes en images, ça donnera forcément l'impression d'avoir été un séjour formidable. J'imagine que même l'ennui, une fois sorti de son contexte, se sublimera et prendra une forme divertissante... un peu comme fait la mémoire ». Ces quelques mots écrits par l'auteur dans les dernières pages de Shenzhen résument parfaitement ce qu'est cet album. Conçu comme un carnet de bord autobiographique, il nous raconte avec mille détails la vie éminemment solitaire d'un Canadien en Chine. Pour ceux que le titre n'éclairerait pas, signalons que Shenzhen est une ville du Sud chinois, pas tellement loin de Hong Kong mais très différente ! Une ville qui a tout de la prison culturelle pour Delisle, envoyé par Dupuis en 1997 à Shenzhen pour y superviser la production d'épisodes de la série animée Papyrus sous-traités en Chine. Ceux qui ont lu le très récent « Stupeur et tremblements » de l'excellente romancière Amélie Nothomb (Albin Michel) retrouveront dans cette bande dessinée la même justesse de ton pour décrire le fossé culturel entre Asie et Occident.

J'ai beaucoup ri en lisant Shenzhen. Parce que Guy Delisle a un humour universel, basé sur l'auto-dérision et l'évidence. Parce qu'il fait en sorte que chaque moment de sa vie en Chine nous paraisse drôle et décalé. Quand le chasseur de l'hôtel l'accueille à chaque fois avec une phrase anglaise sans queue ni tête, quand l'auteur expérimente la non-communication avec les membres de son studio, quand il joue la débrouille pour se faire servir dans les restaurants, c'est nous que nous voyons, que nous imaginons à sa place. Et l'effet est garanti. Face à tant de différence, on ne peut plus parler de dépaysement, ni même de déracinement mais presque davantage de déchirement. La solitude de Guy Delisle, son ennui, finissent comme il le dit lui-même par nous devenir divertissants. Mais c'est parce qu'il les raconte avec un talent rare, un humour léger, sans jamais se prendre au sérieux. Et c'est ce qui rend ce livre si agréable à lire, alors qu'il n'est que le témoignage de l'incommunicabilité entre deux mondes. Au premier, au second ou au vingt-sixième degré, une BD à lire et surtout à relire. A savourer. Un futur classique que le dessin sans fioritures de Guy Delisle rend brillamment efficace.
Des lettres.. (Giacomo C.) par Thierry Bellefroid
« Des lettres », le N°11 de la série Giacomo C, par Griffo et Dufaux, chez Glénat.

L'album s'ouvre sur une scène absolument excellente. Un homme masqué négocie un rendez-vous galant avec un entremetteur. Au cours de la conversation, le souteneur vante les mérites de sa protégée et suscite manifestement le désir chez son client. Mais voilà que les détails de plus en plus précis amènent ce client à se rendre compte que la fille dont il s'apprête à acheter les services n'est autre... que sa femme. Le ton est donné. Il y a quelque chose de Feydeau dans cette nouvelle histoire. Ou à tout le moins, un véritable ressort théâtral qui vous emporte d'un bout à l'autre sans jamais faiblir. C'est la première fois sans doute que Jean Dufaux me semble avoir le ton si juste dans cette série pourtant déjà ancienne. Tous les codes vénitiens sont employés à leur meilleur niveau : personnages influents demeurés dans l'ombre, écrivains pamphlétaires, masques, intrigues politiques, espions et police secrète, tout y est.

Comme une preuve supplémentaire de l'excellente tenue de cette histoire, les personnages secondaires sont renvoyés à des rôles plus mesurés et les femmes de Giacomo ne sont pas au centre du récit. En donnant ainsi un peu d'air à son héros, Dufaux ne le rend que plus crédible. Pour tenir la distance sur plus de dix albums, Giacomo ne pouvait pas demeurer uniquement dans l'ombre de Casanova, séducteur impénitent et irrévérencieux. Cette fois, il assume pleinement ses convictions de libre-penseur libertin. Il s'inscrit ainsi parfaitement à la fois dans son siècle et dans sa ville. Tout cela donne un album au ton juste, mais aussi plein d'humour, car le scénario et les dialogues très enlevés jouent sans cesse sur ces ressorts théâtraux dont je parlais plus haut. Il n'y a donc rien à redire, d'autant que le dessin de Griffo, toujours en couleur directe, semble plus vénitien que jamais. Peut-être commence-t-il à en connaître assez sur Venise pour oublier la documentation et entrer dans l'âme de la Cité.
« Jérôme K. Jérôme Bloche N°14 : Un fauve en cage ». Par Dodier. Dans la collection Repérages des éditions Dupuis.

Il y a des séries qui s'essoufflent. Et d'autres qui bonifient avec l'âge. C'est le cas de Jérôme Bloche. Redevenu seul scénariste depuis le tome 11, Alain Dodier (il a travaillé avec Le Tendre et Makyo au début de la série puis a retrouvé Makyo à plusieurs occasions) semble maîtriser de mieux en mieux son petit univers. Un univers qui met en avant de manière indissociable dessin et scénario. Car Jérôme, c'est d'abord un trait, une lisibilité, une ligne dépouillée toute au service de l'histoire, mais toujours esthétique. La silhouette d'un anti héros sur son solex. Un personnage de détective amateur rêveur et maladroit qui s'est installé dans le paysage de la BD sans en avoir l'air. Aujourd'hui, il reste à part dans la bande dessinée policière, même si les enquêtes que lui confie Dodier ne sont pas si différentes, parfois, de celles auxquelles sont confrontés les traditionnels détectives du neuvième art. La preuve, ce nouvel album, basé sur des ingrédients somme toute assez classiques, puisqu'on y trouve une femme amnésique à la suite d'une attaque à main armée et un malade mental qui, privé de son traitement, pète les plombs et prend des vessies pour des lanternes. Mais ces ingrédients, mis à la sauce Dodier, donnent un album d'une excellente tenue qui embraque le lecteur sans qu'il s'en rende compte. Il y a bien quelques trucs gros comme un maison (comme cette charmante amnésique qui suit Jérôme jusque chez lui et dort dans son lit sans discuter) mais on s'en rend à peine compte, tant le récit semble fluide, naturel. Les personnages (pas seulement celui de Jérôme) nous deviennent si familiers que ce sont eux qui guident la narration. Eux et leurs réactions (comme celle de Babette, lorsqu'elle surprend une belle inconnue dans le lit de son fiancé) Ce qui est plaisant dans cette série, c'est que ses héros ne s'y prennent pas au sérieux et que leur univers est d'une banalité confondante. Ils n'en sont que plus proches de nous. Et comme chacun sait, quand on s'identifie aux héros, on entre plus facilement dans une histoire. Et puis, même s'il y a du sang, des bons et des méchants, il y a quelque chose de fondamental qui différencie cette série de beaucoup d'autres : la gentillesse de son héros.

La première édition de ce quatorzième album est vendue avec un cahier de 16 pages s'attardant sur l'univers de Jérôme K. Jérôme Bloche.
« Le détective » par Goffaux, dans la collection « petits meurtres » des éditions du Masque.

Le Belge Gérard Goffaux a créé les aventures de Max Faccioni aux éditions Michel Deligne. Un petit éditeur bruxellois aujourd'hui disparu (Michel Deligne, en revanche, possède toujours une librairie qui a tout de la caverne d'Ali-Baba pour collectionneurs de BD !). Son personnage a ensuite connu des fortunes diverses (et des éditeurs tout aussi divers) pour finalement être publié... aux Etats-Unis. Les éditions du Masque ont eu l'idée d'en proposer une édition intégrale riche d'un peu plus de 120 pages (deux autres volumes s'y ajouteront) que ne devraient pas bouder les lecteurs de Torpedo et autres séries du genre. Le détective au nez d'aigle est un cliché sur pattes. Feutre mou sur la tête, imper sur le dos, ce boxeur de première classe évolue dans le New York et le Chicago des années qui suivent la prohibition. Il a sa morale à lui et c'est pour tenter de la comprendre qu'un journaliste se met en quête d'informations à son sujet. Il n'est pas le seul à s'intéresser au passé de Faccioni. Un mystérieux commanditaire le paye très cher pour en savoir toujours plus. Et le journaliste raconte ce qu'il trouve dans les carnets de l'ancien détective ou ce que lui narrent les quelques témoins de sa vie qui sont toujours vivants. Peu à peu, le lecteur retrouve toutes les pièces manquantes. Il découvre pourquoi Faccioni est un être à part et pourquoi ceux qui l'ont croisé se souviennent de lui. Marqué par le meurtre de ses parents, recueilli et élevé par le meurtrier de ceux-ci, sa vie entière sera vouée à l'exercice d'une vengeance trop longtemps attendue pour être parfaite. Les événements s'enchaînent avec un minimum de temps morts (rendus nécessaires par la structure de la narration obligeant de repasser de temps à autre par le journaliste enquêteur avant de replonger dans le passé de Faccioni). Les personnages, pour clichés qu'ils soient, tiennent la route. Et le récit, lui, tient en haleine jusqu'à la fin. C'est du polar à l'américaine au point qu'on jurerait qu'il s'agit d'une traduction d'un auteur ricain (fautes d'orthographe comprises, malheureusement...). Quant au dessin de Goffaux, son encrage et son découpage précis le rendent particulièrement efficace. D'autant que les clairs-obscurs sont maniés avec beaucoup de savoir-faire. Les amateurs de série noire apprécieront forcément ce modèle du genre.
« Je suis un vampire, tome 1 : La résurrection », par Trillo et Risso, chez Albin Michel.

Trillo retrouve Risso, délaissant un temps son complice habituel, Mandrafina (Les Spaghetti brothers, La grande arnaque, Vieilles canailles...) et nous propose une histoire de vampire comme on en a jamais lu. « Je suis un vampire » est le récit d'un garçon sans nom, fils de Pharaon, condamné à vivre éternellement dans son corps pré-pubère en vidant de leur sang les victimes que le hasard met sur sa route. Lassé de cette vie éternelle et surtout du combat millénaire que lui livre sa rivale de toujours, la belle Ahmasi, il s'était glissé au fond d'un trou et y avait somnolé durant cinquante ans. Mais un événement fortuit fait revenir la lumière du jour sur son corps, le réveillant immédiatement. Tout recommence. Mais le monde a bien changé depuis la dernière fois. Désormais, il est bien dangereux d'être un vampire. Un portrait-robot diffusé à la télévision, et les ennuis commencent. Sans compter que cela remet aussi Ahmasi sur sa piste.

L'originalité de cette histoire de vampire est de se situer aux antipodes des habituels récits du genre. D'abord, en choisissant un enfant pour héros. Ensuite, en situant son passé dans l'Egypte pharaonique et en laissant planer le mystère sur la cause de sa malédiction. Enfin, et c'est sans doute ce qui rend ce premier volume passionnant, en confrontant ce jeune vampire aux derniers descendants des indiens Oglalas, habitants ancestraux de l'île de Manhattan. La rencontre de l'enfant sans nom avec « Ours calme » fait basculer le récit, jusque là relativement traditionnel. « Ours calme » et sa petite-fille « Nuage du soir » vont devenir la véritable famille du vampire (qu'ils rebaptisent « Vent qui court ») et chacun va entraîner les autres dans son histoire. Le scénario est passionnant, plein de rebondissements et de petites trouvailles qui le rendent original. Seule l'éternelle rivalité entre les deux vampires sonne un peu « déjà vu » (on pense évidemment à des films comme Highlander) même si le personnage de la belle et vénéneuse Ahmasi est loin des classiques du genre.

Je m'en voudrais de conclure sans dire un mot du très bon dessin de Risso. Son noir et blanc est tout simplement magnifique. Il rend aussi bien les scènes de désert de l'époque pharaonique que les gratte-ciel de Manhattan, la nuit. Le découpage et le sens du mouvement ajoutent une touche de réalisme qui rend cet album captivant d'un bout à l'autre. Les dessins en pleine page (exemples planches 13, 23, 24 ou 68) sont vraiment superbes et confirment la maîtrise qu'a Trillo du noir et blanc. Cerise sur le gâteau : Albin Michel nous promet le deuxième album dans les quelques mois à venir, puisqu'il s'agit d'une traduction d'une œuvre déjà existante. Personnellement, j'en redemande !
« Histoire de Lisbonne, Volume Un (1er siècle avant JC - 1580), par Filipe Abranches et A.H. de Oliveira Marques. Chez Amok.

Album hors collection et hors format (24X33 cm, c'est grand !), ce premier volume de l'histoire de Lisbonne est un livre ardu que le dessin de Filipe Abranches sauve d'emblée de tout ennui. Privilégiant le brun et l'ocre sur fond de couleur sable, il installe un climat magnifique et se permet en outre de revisiter l'iconographie des siècles traversés en adoptant par exemple une mise en page fluctuante, apparemment dénuée de règles précises. Ouvrir cet album, c'est se plonger dans ce dessin au graphisme soigné qui se plaît à mettre les personnages fort en avant grâce à un encrage appuyé, sur des décors parfois à peine esquissés au pinceau, mais saisissants d'apparente authenticité. C'est la performance de Filipe Abranches qui fait réellement de cet ouvrage une BD et non un livre d'histoire.

L'histoire de Lisbonne est passionnante et A.H. de Oliveira Marques est sans doute l'un des historiens qui la connaît le mieux (il a publié « l'histoire du Portugal et de son empire » en langue française aux éditions Karthala). Il en tire parti pour nous raconter cette destinée à travers des tableaux de quelques pages s'attachant à chacune des grandes époques de la ville. Anecdotes et Histoire se côtoient, personnages fictifs se donnant la réplique dans une case, Rois et dignitaires que l'Histoire a retenus se parlant dans la suivante. Tout cela est certes passionnant mais d'une lecture difficile et on ne saurait que trop conseiller au lecteur de se pencher sur la chronologie d'un peu plus de deux pages qui ouvre l'album avant d'aborder la BD elle-même. Sans quoi ils risquent de ne pas savoir qui est qui et de perdre le fil en cours de route. Bien sûr, la formule a ses limites. Principalement le manque de place accordé aux personnages qui ne permet guère de développer leurs humeurs, leurs caractères, voire de s'habituer à leur physique avant qu'ils disparaissent de la scène. Mais pour ceux qui continuent de croire que la BD est un genre mineur, cette « Histoire de Lisbonne » est à elle seule une preuve qu'ils sont dans l'erreur.
Le feuilleton du siècle par Thierry Bellefroid
« Le feuilleton du siècle » par Willem. Chez Cornélius.

Le Hollandais Willem qui a émergé à la faveur des années soixante dans la mouvance underground de son pays est depuis longtemps devenu une «signature française ». Prolifique, il a collaboré à de nombreuses revues parmi lesquelles, bien sûr, Charlie Hebdo, où sont parues ces 200 planches aujourd'hui réunies en album. Le titre est sans équivoque, Willem nous propose -comme tant d'autres serait-on tenté de dire- de feuilleter avec lui l'album du siècle. Mais sa vision est totalement libérée de tout carcan. En deux pages par année, il tire à boulets rouge sur la grande Histoire et réécrit à sa façon, souvent polissonne, toujours irrévérencieuse, ces événements qui ont fait les guerres, les révolutions sociales et politiques, les courants de pensée du vingtième siècle. A la manière d'un Oncle Paul qui aurait pété les plombs, il nous raconte cent ans de décadence en se choisissant quelques personnages récurrents dont la plupart sont totalement imaginaires (mais pas tous, puisque Hitler, Mao ou Charlie Parker font partie de la galerie...). Il y a le terroriste Barnstein, Iqbal, le journaliste Réginald Cox (qui adore sauter les épouses d'hommes célèbres pour obtenir leur interview ensuite), Heidi Prack, la petite juive au père SS devenue plus communiste qu'un membre du Soviet Suprême, la princesse Margaret, Li l'ex-garde rouge, etc...

Willem n 'a pas lésiné. Son « feuilleton du siècle » ne respecte rien ni personne. C'est drôle, politiquement incorrect, totalement fou tout en regorgeant d'éléments authentiques (parfois soulignés un peu lourdement, il est vrai). Dommage que ce soit écrit dans un pareil sabir. Un correcteur d'orthographe ne serait vraiment pas de trop !
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